Le rôle de
l’école première
dans la construction de compétences
dans la construction de compétences
Philippe
Perrenoud
Faculté de
psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000
Université de Genève
2000
I. Les fondements de
l’approche par compétences
II. L’unité de l’école obligatoire
III. Le rôle spécifique de l’école
première
IV. Pas de complexes !
De nombreux systèmes éducatifs se sont engagés dans
une réforme du curriculum orientée vers des compétences. Le Québec se caractérise
par le fait que cette approche est adoptée du préscolaire au collégial. Il
s’agit, en bref, de viser, non pas à la place mais au delà de l’acquisition de
savoirs, la construction de compétences, transversales aussi bien que
disciplinaires. Ces changements suscitent évidemment de nombreux débats
généraux, par exemple sur l’origine de cette approche, sur son rapport à
l’économie, sur ses fondements théoriques, sur son réalisme en période de crise
aussi bien que des débats plus spécifiques, par exemple sur l’articulation
savoirs-compétences ou sur la notion de compétence transversale.
Ayant débattu ailleurs de certains de ces problèmes
(Perrenoud, 1995, 1998 a, 1999 b, c, e. 2000), je m’en tiendrai ici à une
question à ce jour peu explorée : la scolarité préobligatoire peut-elle
et doit-elle se sentir vraiment concernée par une telle réforme de
curriculum ?
L'importance que l’école première donne aux
savoir-faire fondamentaux peut donner l'impression que l'approche par
compétences y est depuis toujours pratiquée et qu'il n'y aurait dès lors rien à
changer. On pourrait à l’inverse soutenir que le développement, la
socialisation et quelques apprentissages premiers suffisent à sa tâche, que les
compétences sont l’affaire des cycles d’études suivants. En fait, tout dépend
de ce qu’on entend par compétences aussi bien que de la vision de l’école
première à laquelle on se rallie. Les conceptions nationales sont en effet
différentes et les expressions qui désignent les premières années varient, les
unes mettant l’accent sur le début de la scolarité alors que d’autres insistent
au contraire sur une éducation de la petite enfance à mi-chemin entre la
famille et l’école. Selon les contextes, l’école première se défend d’être une
véritable école ou se targue au contraire d’initier d’emblée au métier d’élève
et de préparer la scolarité obligatoire.
En Europe francophone, on parle d’école maternelle ou
enfantine, au Québec d’éducation préscolaire. Je parlerai d’école première pour
désigner l’institution de forme scolaire qui accueille les
enfants avant l’âge de scolarité obligatoire dans une intention essentiellement
éducative, au sens large.
En bonne logique, une école ne saurait, sans
contresens, être qualifiée de " préscolaire ". Elle peut
être préobligatoire, ce qui est très différent. Même si elle adopte une
variante flexible de la forme scolaire, aussi longtemps qu’on la nomme école
plutôt que jardin d’enfants, Maison des Petits ou casa dei bambini,
le qualificatif scolaire est de mise.
Je ne nie nullement l’existence ou la légitimité de
formes préscolaires d’éducation plus institutionnelles que l’éducation
familiale. C’est le cas des jardins d’enfants et d’autres institutions de la
petite enfance. Mon propos est d’un autre ordre : en toute rigueur, ne
peut être préscolaire qu’une institution qui ne présente tous les traits de la
forme scolaire : 1. un maître reconnu savant et compétent ; 2. un
groupe d’élèves ; 3. un espace spécifique, fermé ; 4. des temps
planifiés et protégés ; 5. une pratique séparée des autres pratiques
sociales ; 6. des règles contraignantes de fonctionnement ; 7. un
programme comme ensemble ordonné de savoirs et savoir-faire à
développer. ; 8. un contrat didactique définissant le rapport au savoir et
le travail requis des élèves ; 9. une autorité fondée sur des récompenses
et des sanctions. Or, on en conviendra, l’école préobligatoire présente tous
ces traits. Ni l’obligation légale, ni l’évaluation ne sont indispensables pour
caractériser une école !
Pourquoi, alors, l’appellation
" préscolaire " subsiste-t-elle, en toute incohérence
sémantique, dans de nombreux systèmes éducatifs ? Ce n’est nullement par
hasard. Assez souvent, l’école préobligatoire est née du rattachement au
système scolaire de jardins d’enfants jusqu’alors privés et non assujettis aux
programmes officiels. Or, une partie des parents, des enseignants et peut-être
des enfants résistent à ce rattachement. Ils voudraient sauvegarder un primat
de l’éducation sur l’instruction, une centration sur la personne, son
développement, sa socialisation plutôt que sur les savoirs, un respect des
différences de rythme. Ils refusent l’évaluation notée, le stress, la
compétition, la normalisation, le contrôle, qu’à tort ou à raison ils associent
à l’école primaire ou secondaire. Ils refusent les programmes trop explicites
et la programmation. Ils valorisent le jeu et l’affectivité.
En somme, l’école première voudrait croire et faire
croire qu’elle n’est pas " une vraie école ", qu’elle
intervient " avant l’école ", de façon plus humaine, moins
productiviste (Plaisance, 1986), plus soucieuse des personnes. D’où la
forte ambivalence des enseignantes et des enseignants de
l’école première à l’égard du système éducatif, surtout lorsqu’il veut
harmoniser toute la scolarité selon un modèle unique.
Dans ce sens, la réforme en cours au Québec, orientée
vers les compétences, crée un paradoxe :
- cette réforme traverse tous les ordres et niveaux d’enseignement et
constitue donc un pas supplémentaire vers l’intégration de l’école
première au système éducatif, avec le risque d’une certaine normalisation
de la façon de penser et d’écrire les programmes ;
- dans le même temps, la réforme met l’accent sur la formation des
élèves, notion plus large que la transmission de savoirs ; elle va
donc, ouvertement, à la rencontre des visées, mais aussi des pratiques de
l’école première.
Ce paradoxe appelle une stratégie cohérente des
acteurs de l’école première. Cette stratégie devrait tenir compte du fait
qu’aujourd’hui, l’école première peut de moins en moins rester un monde à part,
poursuivant ses propres buts. Les politiques de l’éducation la définissent de
plus en plus comme la première marche de la scolarité, une étape de transition
entre la famille et l’école obligatoire, une phase où se joue l’entrée dans
l’école et le premier apprentissage du métier d’élève, le moment où l’on peut
commencer à combattre les inégalités sociales devant la culture scolaire.
L’école première, encore moins que les garderies, crèches et autres
institutions de la petite enfance, ne peut se désintéresser de ce qui se passe
en aval dans le cursus, encore moins se barricader dans son identité, comme le
village gaulois d’Obélix et Astérix. Si tout ne se joue pas avant six ans,
c’est néanmoins dès les premières prises en charge extra familiales qu’une
politique cohérente de l’éducation se manifeste.
Certes, tout pas supplémentaire dans l’intégration au
système éducatif peut faire craindre que l’on calque les programmes de l’école
première sur ceux des cycles d’études suivants, en insistant sur les savoirs et
leur évaluation. On notera cependant que l’approche par compétences s’écarte
elle-même de l’encyclopédisme et de l’omniprésence des savoirs tout au long du
cursus. De plus, l’intégration au système éducatif ne devrait pas, par simple
obsession bureaucratique, conduire à la normalisation des programmes. La forme
scolaire autorise d’immenses variations didactiques et pédagogiques à
l’intérieur des caractéristiques de base décrites plus haut. Pourquoi conférer
à la variante secondaire le statut de modèle ? Cette conception de la
scolarité est plutôt l’un des sources de la crise et des réformes actuelles.
D’une certaine manière, les
" objectifs " de l’école première préfigurent l’approche
par compétences mieux que le curriculum classique des cycles d’études suivants.
Du fait qu’elle ne s'est jamais limitée aux savoirs, l'école première devrait
en principe se trouver moins démunie face à une orientation vers les
compétences. Qu’elle ne s'endorme pas pour autant sur ses lauriers et se
préoccupe, d'une part, de revisiter ses propres orientations, d'autre part, de
faire mieux connaître ses démarches aux enseignants qui, intervenant plus tard
dans le cursus, cherchent désespérément comment développer et évaluer des
compétences. Bref, mieux vaudrait à mes yeux que l’école première défende sa
conception de l’apprentissage et de l’enseignement auprès des autres ordres
d’enseignement plutôt que de revendiquer sa différence et de refuser de
s’engager dans le débat d’ensemble. L’approche par compétences lui en offre
l’occasion !
J’articulerai donc mon propos en trois parties :
- je commencerai par un bref rappel des orientations générales et des
enjeux de l’approche par compétence qui est au cœur des réformes
actuelles ;
- je développerai ensuite une vision de l’unité de la scolarité de
base ;
- je tenterai enfin de définir les missions spécifiques de l’école
première dans une approche par compétences.
Pourquoi l’école est-elle aujourd’hui " saisie
par les compétences " (Perrenoud, 1999), pourquoi cet
" attracteur étrange " (Le Boterf, 1994), cette
" irrésistible ascension " (Romainville, 1996) ?
Sans revenir en détail sur ces questions, débattues
ailleurs (Perrenoud 1999 b), je rappellerai simplement qu’on ne peut se borner
à dénoncer une influence, voire une main mise de l’économie et du monde du
travail sur la formation scolaire générale. Sous des vocables divers, la
question des compétences traverse l’école depuis son
" invention ". Dans la mesure où la forme scolaire sépare
l’apprentissage des pratiques sociales qu’il est censé préparer, il est
légitime de se demander si cette préparation est effective, autrement dit si
l’école " prépare pour la vie " ou fonctionne en circuit
fermé.
A chaque époque, des voix s’élèvent pour s’inquiéter
du manque de pertinence des connaissances acquises à l’école dans la
" vraie vie " ou de la difficulté de les mobiliser hors des
situations d’examen. A quoi bon toutes ces heures d’études s’il en reste si peu
de traces lorsqu’on est confronté à un " vrai
problème " ?
Si la question du transfert de connaissances reste
d’actualité (Tardif, 1999), c’est qu’elle n’est pas résolue ; une partie
des élèves qui apprennent ne parviennent pas à mobiliser leurs savoirs dans de
nouveaux contextes. Ils disposent en quelque sorte de capitaux
" dormants ", qu’ils ne parviennent pas à réinvestir. A
l’inverse, l’école n’accorde guère de place et de reconnaissance aux
compétences que les élèves construisent en dehors d’elle sauf lorsqu’elles font
directement écho au programme.
Si ce problème n’est pas neuf, il peut être posé de
façon renouvelée au gré des progrès de la pédagogie, des didactique et des
sciences cognitives. Meirieu (1989, 1990) a insisté sur les notions de
contextualisation et décontextualisation, et celle d’étayage et de désétayage.
Il a, en 1994, pris l’initiative d’un congrès sur le transfert de connaissances
(Meirieu, Develay, Durand et Mariani, 1996) qui a permis de faire le point et
notamment de comprendre que " Le transfert ne constitue pas
seulement la phase terminale de l’apprentissage, mais qu’il est présent tout au
long de l’apprentissage. Pour apprendre, se former, il convient de transférer
en permanence " (Develay, 1996, p. 20).
La notion même est progressivement remaniée :
" Ce que nous appelons " transfert
d’apprentissage " ne pourrait être finalement qu’un jugement de
valeur sur la disponibilité, le degré de généralité ou l’accessibilité des
connaissances déjà encodées en mémoire à long terme "
(Mendelsohn, 1996, p. 20).
Il y a une convergence évidente avec la notion de
compétence telle que l’on la précise en psychologie du travail :
" La compétence des opérateurs sera considérée comme l’ensemble
des ressources disponibles pour faire face à une situation nouvelle dans le
travail. Ces ressources sont constituées par des connaissances stockées en
mémoire et par des moyens d’activation et de coordination de ces connaissances "
(Guillevic, 1991, p. 145).
Synthétisant divers courants, Le Boterf (1994)
proposera de définir une compétence comme la capacité, acquise, de mobiliser un
certain nombre de ressources cognitives pour faire face
adéquatement à une famille de situations.
" Transfert de connaissances " et
" mobilisation de ressources cognitives " sont deux
métaphores concurrentes pour évoquer les mêmes processus. J’ai tenté ailleurs
(Perrenoud, 2000) de montrer que la métaphore de la mobilisation était
plus large et plus féconde, notamment parce qu’elle :
1. autorise à prendre en compte des ressources
cognitives fort hétérogènes : savoirs de divers types (théoriques,
méthodologiques, etc.), savoir-faire, habiletés, capacités, schèmes
opératoires, informations, attitudes, règles ;
2. renonce à établir une correspondance terme à terme
entre une situation ou un contexte d’apprentissage, d’une part, et une
situation ou un contexte d’action, d’autre part ; les ressources que nous
mobilisons peuvent provenir de divers types de situations d’apprentissage formel
ou informel, à divers moments de notre vie ; on ne peut pas toujours
retracer des filiations précises ;
3. n’évoque pas un déplacement dans l’espace, mais l’usage des
ressources cognitives, qui peut passer par leur reconstruction, leur
enrichissement, leur coordination, leur différenciation aussi bien que par une
simple application en contexte.
Les spécialistes du transfert (Frenay, 1996 ;
Mendelsohn, 1996 ; Tardif, 1999) me semblent très proches de cette vision,
mais le mot, pris dans son sens commun, véhicule une représentation plus simple
et en partie fallacieuse des processus en jeu. Peut-être serait-il sage de
conclure que le transfert de connaissances est l’un des mécanismes
de la mobilisation de ressources cognitives.
Si les réformes en cours parlent de compétences, ce
n’est pas toutefois en vertu d’un raisonnement pointu sur les concepts. C’est
peut-être simplement parce que le concept de compétence :
1. paraît à la fois plus neuf, plus riche et plus
intuitif ; la notion de transfert reste associée à la psychologie
cognitive, le mot est connu, mais peu utilisé activement dans le monde
scolaire ; il évoque en quelque sorte une préoccupation ancienne, mais
rarement honorée, associée donc à une vague culpabilité ;
2. désigne des objectifs et relève du curriculum,
alors que les notions de transfert ou de mobilisation participent d’une théorie
de l’apprentissage et relèvent de la didactique davantage que du débat sur les
programmes ; on pourrait dire que le changement de langage fait passer la
préoccupation du transfert dans le registre du curriculum et des objectifs de
formation.
La notion de compétence n’en est pas pour autant
facile à définir rigoureusement. Elle suscite autant de malentendus théoriques
que de controverses idéologiques. Qu’elle soit en vogue dans le monde du
travail et se pare des apparences de la modernité n’est sans doute pas étranger
à son " irrésistible ascension " dans le monde de
l’éducation. De là à ne percevoir dans ce phénomène qu’un effet de halo ou de
dépendance, il y a un pas à ne pas franchir. Qu’on se préoccupe de formation ou
de travail, on est nécessairement conduit à s’interroger sur le rapport entre
ce que les personnes apprennent et ce qu’elles en font.
Il n’est pas sans intérêt que la question soit posée
aujourd’hui en termes de compétences, ni que cette notion soit nomade et
circule du monde du travail au monde de l’école. Mais au-delà des effets de
mode, il faut y voir un nouvel avatar d’une question très ancienne : à
quoi sert ce qu’on apprend en classe ? Elle est posée parfois de
l’extérieur de l’école notamment à l’articulation avec le marché et le monde du
travail. Les gens d’école la ressentent alors comme une critique et une
pression. Qu’ils n’oublient pas qu’elle a aussi été posée depuis longtemps de
l’intérieur du système éducatif, par des acteurs peu suspects d’être les
porte-parole du patronat : les mouvements d’école nouvelle, les chercheurs
en éducation et tous ceux qui ne se résignent pas à l’échec scolaire et
attendent de l’école qu’elle donne de vrais pouvoirs sur le monde.
Si ce vieux débat renaît, c’est sans doute qu’il entre
en convergence avec des préoccupations plus récentes. L’importance donnée
depuis quelques années à l’efficacité du système éducatif explique en partie l’intérêt
actuel pour la notion de compétences, de même que la prise en compte de
dimensions de la scolarisation qui ne renvoient pas à la formation et à
l’activité professionnelle : citoyenneté, protection de l’environnement,
aide humanitaire, adaptation au changement, négociation, coexistence pacifique
avec des gens très différents, coopération dans divers contextes, attention
portée à sa santé. Dans tous ces registres, des connaissances étendues,
vérifiées à l’examen, mais non mobilisables dans la vie ne sont pas de
véritables ressources. Qu’un élève ait suivi quatre heures et un autre quatre
ans de biologie n’importe guère, s’ils sont également démunis devant le SIDA.
De même, à quoi sert-il d’accumuler une culture géographique ou historique
étendue si elle ne permet pas de mieux comprendre et mieux maîtriser le monde
et son évolution ?
La question du sens des savoirs et du
travail scolaires (Develay, 1996 ; Perrenoud, 1994) amène aussi, par un
autre cheminement, à s’intéresser au transfert ou à la mobilisation de
connaissances. Il apparaît en effet qu’une partie des élèves en échec
n’apprennent pas pour cette simple raison qu’ils ne comprennent pas à quoi sert
ce qu’on leur enseigne. Seuls les " héritiers " tiennent de
leur famille un rapport au savoir qui valorise la connaissance pour la
connaissance aussi bien que des représentations qui relient les savoirs à des
pratiques sociales, notamment celles des métiers intellectuels. Les enfants
d’enseignants, de médecins, d’ingénieurs ou d’avocats n’ont guère de mal à
saisir dès leur plus jeune âge que les savoirs abstraits sont la clé d’un
pouvoir sur le monde physique ou social. Les enfants des classes populaires,
ceux qui échouent ou rencontrent des difficultés à l’école, n’ont pas les mêmes
moyens. Travailler le transfert ou développer des compétences accroît le sens
des apprentissages notionnels ou méthodologiques du simple fait qu’ils sont
reliés à des pratiques, à des décisions à prendre ou à des problèmes à
résoudre.
Quel que soit le mode de structuration du cursus de la
scolarité de base (degrés annuels ou cycles pluriannuels), on ne peut plus
raisonner sur le curriculum tranche par tranche, du moins au niveau des
principales maîtrises visées.
Il est plus cohérent de définir le bagage que la
société s'engage à donner à chacun, autrement dit les finalités de
la scolarité obligatoire. Cela ne veut pas dire que toutes devraient être
travaillées d'emblée, dès l'entrée dans l'école. En revanche, une fois le
travail commencé, il devrait se poursuivre tout au long de la scolarité
obligatoire et si possible au-delà, voire tout au long de la vie dans
la perspective du " life long learning ".
L'école est comme un compositeur qui, lorsqu'il a
introduit un thème dans une symphonie, le reprend par intermittence jusqu'à la
fin. Aucun objectif ne peut faire son apparition puis disparaître, car aucun ne
peut être pleinement atteint par tous, de façon stable et irréversible. Même
les " bons élèves " peuvent encore progresser. Chaque finalité
majeure de l'école devrait être traitée comme un chantier en
construction, que la vie continuera à remanier.
Il faut en effet se représenter les compétences comme
des axes curriculaires qui traversent tous les cycles d'études ou
d'apprentissage. Le groupe de pilotage de la rénovation genevoise du primaire a
adopté une représentation en " poupées russes " :
l'objectif de chaque cycle d'apprentissage se trouve inclut dans les objectifs
des cycles suivants, parfois à des fins de consolidation, parfois pour
poursuivre un apprentissage inachevé.
On peut se représenter les objectifs de la sorte
(Groupe de pilotage de la rénovation,1998, 1999) :
Cet emboîtement suggère que, plutôt que de se retirer
du jeu, l'école première devrait se sentir pionnière, en un double
sens :
- parce qu'elle intervient en amont, au départ de la scolarité, et en
construit donc les fondements ;
- parce qu'elle a une certaine avance sur les autres cycles d'études
quant à une approche par compétences.
L'école première pourrait inspirer la
réforme des cycles d'études qui la suivent. Elle met en effet, depuis toujours,
l'accent sur l'articulation du développement, de la socialisation et des
apprentissages. Elle cultive les facultés essentielles de l'être humain :
raisonnement, observation, expression, imagination, communication, coopération,
organisation, etc. Elle amorce la construction des savoir-faire
fondamentaux ; compter, lire, écrire. Elle sensibilise, intéresse,
intrigue, met en mouvement. Elle favorise le développement des compétences
directement utile au jeune enfant, par exemple savoir s'orienter, poser des
questions, construire une stratégie pour arriver à ses fins.
Moins encore que toute autre, l'école première ne peut
séparer la personne du savoir, l'affectif du cognitif, la pensée de l'action et
de la manipulation. Elle est fatalement constructiviste, à un âge
où il est difficile de croire qu'on peut simplement
" transmettre " des savoirs.
En outre, l'école première ne peut fonctionner dans
une pédagogie frontale, elle pratique nécessairement une forme de
différenciation.
Lorsqu'on dresse le " portrait
idéal " de l'enseignant du siècle qui s'annonce, que
trouve-t-on ? En me livrant à cet exercice périlleux (Perrenoud, 1999 e),
j'ai dégagé deux grandes figures :
- Un enseignant qui développe l'autonomie et la citoyenneté ; à ce
titre, il doit être une personne crédible, un médiateur interculturel,
l'animateur d'une communauté éducative, un garant de la Loi,
l'organisateur d'une petite démocratie, un passeur culturel et enfin un
intellectuel.
- Un enseignant qui prépare à affronter la complexité du monde grâce à
des compétences ; pour ce faire, il devrait être l'organisateur d'une
pédagogie constructiviste, le garant du sens des savoirs, un créateur de
situations d'apprentissage, un gestionnaire de l'hétérogénéité et un
régulateur des processus et des parcours de formation.
Sur lequel de ces divers points les enseignantes et
les enseignants de l'école première pourraient-ils ne pas être concernés ?
Sans avoir résolu tous les problèmes, ils ont, dans ces divers domaines de
compétence, souvent plusieurs longueurs d'avance sur leurs collègues du
primaire et encore plus du secondaire.
Il serait donc aberrant que l'école première se
détourne de l'approche par compétences, alors qu'elle en est à certains égards
la plus proche, avec la formation professionnelle. Il serait bien sûr maladroit
de l'ériger en modèle dans des systèmes éducatifs où chaque ordre
d'enseignement regarde de haut celui qui le précède. Mais un ministère lucide
sur ses ressources devrait savoir qu'une partie des problèmes auxquels il
s'attaque pour l'ensemble de la scolarité ont déjà été abordés et parfois
résolus lors de l'entrée dans l'école et dans les apprentissages premiers.
Cette continuité d'inspiration devrait être renforcée
par la continuité des objectifs.
Peut-on développer des compétences à l'école
première ? Tout dépend évidemment du sens qu'on donne en fin de compte à
ce vocable. J'ai, comme Le Boterf, proposé de lier une compétence à une famille
de situations relativement bien caractérisées, pour les distinguer de capacités
plus générales et en apparence décontextualisées, comme savoir s'exprimer ou
savoir compter. Trouver son chemin dans une ville étrangère ou dans un bâtiment
inconnu est une compétence, qui mobilise diverses ressources : sens de
l'orientation, lecture de plans, capacité de questionner des gens, habileté à
repérer et décoder des indications, raisonnement topologique et mémorisation de
certaines structures ou certains trajets. À l'école première, on développe des
compétences qui permettent à l'enfant de conquérir une forme d'autonomie
(mettre son manteau, lacer ses souliers, se déplacer, emporter ce dont il a
besoin, demander de l'aide), mais dans les programmes, on trouve plutôt des
capacités assez générales faiblement contextualisées : percevoir,
dénombrer, écouter, raconter, coordonner ses mouvements, se tenir tranquille,
puis lire, compter, mémoriser des règles.
On pourrait engager un long débat sur la distinction
entre compétences et capacités. À un extrême, la compétence se confond avec une
action singulière, si bien qu'on n'en voit plus l'intérêt, sauf si une
situation très stéréotypée se reproduit. À l'autre extrême, on décrit une
action sans aucun contexte, qui ne réfère qu'implicitement à une situation et à
des intentions : lire, c'est lire n'importe quel type de texte, pour
n'importe quelle raison, dans n'importe quelle situation confrontant à de
l'écrit.
Quel est le bon niveau d'abstraction ? Apprendre
à lire un certain texte, à haute voix, à un public défini, n'est pas apprendre
à lire. À la limite, on peut le faire dans une langue qu'on ne comprend pas en
apprenant le texte par cœur. La capacité de lire ne peut être liée à un texte
particulier. Doit-elle pour autant être liée à n'importe quel texte dans
n'importe quel contexte ?
On peut répondre à cette question par des distinctions
logiques. Rien n'assure qu'elles correspondent à la réalité des fonctionnements
cognitifs. À un lecteur avancé, on peut " prêter " une
compétence unique, flexible et puissante, qui lui permet de tout lire. En fait,
un expert, quel que soit le domaine, est détenteur de compétences multiples et
spécialisées plutôt que d'une compétence unique très polyvalente, sorte de
couteau suisse pour les situations les plus diverses. Le débutant est lui aussi
enfermé dans des compétences contextualisées et disjointes. de plus, il forme
des catégories qui ne sont pas celles des experts et attachent davantage
d'importance aux apparences qu'aux structures profondes des situations et des
phénomènes, plus difficiles à discerner.
L'école première se trouve à cet égard dans une
situation paradoxale : on lui demande en général de commencer à développer
des capacités très générales, telles que communiquer, s'exprimer, s'orienter,
raisonner, coopérer, anticiper, imaginer. En même temps, compte tenu de l'âge
des enfants, elle ne peut travailler que sur des situations concrètes et
d'ampleur limitée. Du coup, elle tend à développer des compétences assez étroites,
par exemple trouver son chemin dans son quartier. De telles compétences n'ont
pas, comme telles, d'intérêt à long terme. On peut espérer, mais cela reste à
démontrer, qu'elles portent en germe des compétences plus larges et des
capacités générales.
Que sait-on au juste des mécanismes de
généralisation ? L'école première a cru longtemps qu'il fallait aller des
éléments à leur combinaison, donc partir de sons, de lettres, de mots isolés,
pour ne les articuler que dans un second temps. On a mesuré les limites de
cette démarche et on propose désormais assez vite des textes et des contextes à
l'intérieur desquels on situe les éléments avant de les travailler un par un.
Cette approche plus systémique et contextualiste
n'empêche pas de proportionner les tâches aux moyens et à l'âge des apprenants.
On privilégiera en revanche des tâches complètes et complexes, qu'on ne peut
mener à bien qu'en combinant diverses ressources et en les ajustant à la
situation. On fait à cette fin varier progressivement ce que Meirieu appelle
l'étayage, que l'on peut interpréter comme une aide externe qui permet à
l'enfant de réussir sans posséder toutes les ressources qui seraient
nécessaires à une action entièrement autonome. Plutôt que de l'inviter à écrire
quelques mots qui ne racontent rien d'intéressant, on propose à l'enfant de
construire un vrai récit, plus long, en en dictant une partie à l'adulte.
L'enfant développe de la sorte une capacité narrative complexe en étant
provisoirement déchargé de la transcription, qui rend la conduite narrative
décourageante pour qui ne maîtrise pas l'écrit.
Selon les choix opérés à l'école première, on se
bornera à construire des ressources isolées (par exemple connaissance de
l'alphabet, capacité de sériation) ou on formera de vraies compétences, par
exemple se servir d'un dictionnaire.
On voit à ce propos que le rapport entre compétences
spécifiques et capacités plus générales est loin d'être simple :
- hic et nunc, une compétence mobilise des capacités générales acquises ;
- en même temps, elle contient en germe une capacité plus générale,
fruit de décontextualisations successives, de généralisations
progressives.
On pourrait trouver " logique "
que l'école première se préoccupe de donner des
" éléments " (autrement des ressources : capacités, habiletés,
connaissances, attitudes, etc.) pour laisser aux cycles suivants le soin
d'intégrer et de mobiliser ces éléments.
Il me paraît, au contraire, plus fécond
d'inscrire d'emblée chaque élément dans un contexte pragmatique,
autrement dit la rencontre d'un sujet porteur d'intentions et
de situations qu'il doit gérer pour parvenir à ses fins. C'est
l'action qui donne sens aux ressources mobilisées et constitue en partie le
moteur de leur acquisition. Si l'on veut travailler sur le sens des
apprentissages et leur contextualisation, c'est sans tarder qu'il faut placer
les élèves dans des situations complexes, qui les confrontent à des obstacles
matériels et relationnels, mais aussi intellectuels.
On peut faire un pas de plus avec la didactique des
situations-problèmes, qui prend appui sur l'obstacle cognitif pour le
transformer en objectif-obstacle (Astolfi, 1992 ; Meirieu, 1989). C'est
l'interaction d'un projet et d'une résistance qui provoque des apprentissages
nouveaux. Les ressources ne sont donc pas toujours des préalables, accumulées
dans l'attente d'une situation qui amènerait à s'en servir. Pour une part,
elles se construisent en réponse à une impasse ou une
impuissance du sujet à atteindre ses fins.
Dans cette perspective, l'approche par compétences concerne
le cycle préobligatoire comme les cycles suivants. On peut même avancer l'idée
que l'école première se heurtera à moins de difficultés :
- parce qu'elle est moins contrainte par des programmes notionnels et
des découpages disciplinaires ;
- parce que chaque situation complexe ne peut, à cet âge, que provoquer
des apprentissages essentiels.
L'école première, à travers des situations complexes,
rendues accessibles aux jeunes enfants par un étayage approprié, pourrait
notamment contribuer à développer très vite :
- une exigence de sens ;
- un rapport pragmatique et irrévérencieux au savoir, comme
outil pour agir sur le monde ;
- des intentions transversales (Rey, 1996), autrement
dit la recherche active d'analogies et de transferts, voire un désir de transfert
(Rey, 1998) ;
- un esprit de recherche, de définition et de résolution de
problèmes qui aille au-delà d'une vague
" curiosité " ;
- la volonté et la capacité de " co-opérer "
lorsqu'on est plus efficace à plusieurs ;
- une posture métacognitive et métacommunicative ;
- la prise de conscience de l'importance des langages symboliques et des
conventions ;
- le goût de débattre, d'argumenter, de défendre un point de vue.
Ces apprentissages peuvent sembler très ambitieux, au
point qu'on pourrait être tenté de les réserver aux degrés les plus avancés du
cursus scolaire. Et, en effet, ils ne sont pas élémentaires. Ils devraient en
revanche être premiers, car leur absence ou leur insuffisance font
durablement obstacle aux apprentissages scolaires.
Nul ne doutera qu'il faille, pour aller dans ce sens,
une évolution des représentations et des compétences des enseignantes et des
enseignants concernés. Elle me semble dans la continuité des développements
antérieurs de l'école première.
On l'aura compris, je plaide pour une implication de
l'école première dans le débat sur l'approche par compétences, non seulement
pour défendre ses acquis, mais pour les partager.
Pendant longtemps, l'école première a été placée dans
la hiérarchie des enseignants en fonction de l'âge des élèves. C'est aussi
absurde que d'accorder à la gériatrie davantage de valeur qu'à la pédiatrie
sous prétexte qu'elle prend en charge des personnes plus âgées, même si, dans
le système éducatif, cette absurdité s'explique par le fait que l'estime dans
laquelle on tient un enseignant tient à l'étendue et au niveau académique des
savoirs qu'il enseigne. Les savoirs et compétences qu'ils met en œuvre pour
enseigner sont de peu de poids.
Si l'on renversait cette hiérarchie, on se rendrait
compte qu'il est très difficile de faire apprendre de jeunes enfants. Ils sont
moins autonomes, moins dociles et ont encore tout à apprendre du métier
d'élève. De plus, socialisation, développement et construction des savoirs sont
plus étroitement imbriqués que par la suite.
N'ayant pas encore subi le moule scolaire, ils
représentent toute l'hétérogénéité des personnalités et des cultures
familiales, aussi bien que la disparité des niveaux de développement, très
forte à cet âge. La différenciation de l'action éducative est donc de mise.
Elle est d'autant plus délicate qu'il s'agit de respecter la diversité sans
enfermer chacun dans sa différence (Perrenoud, 1997).
Si l'école première est le temps privilégié des
apprentissages premiers (Bolsterli, 1999), elle ne peut, contrairement à ce
qu'on imagine souvent, laisser du temps au temps, attendre que cela
" se décroche " ou se contenter de répondre aux initiatives
des élèves. La tension vers les objectifs n'est pas moins forte, même si elle
ne culmine pas dans une évaluation normative. On sait maintenant que le simple
fait de scolariser à un jeune âge ne réduit pas ipso facto les
inégalités devant l'école, cela d'autant plus que les enfant issus des classes
favorisées sont scolarisées autant ou plus que les autres. Le simple fait
d'aller à l'école à 3, 4 ou 5 ans ne contribue guère, en tant que tel, à la
démocratisation des études. Le facteur déterminant est ce qu'on fait de ces
années. L'école première vit plus fortement que d'autres niveaux de scolarité
le dilemme entre interventionnisme et attentisme, entre le risque d'enfermer
dans un carcan et le risque inverse de ne pas faire évoluer.
Une école première efficace et vivable exige donc des
enseignants tout aussi qualifiés que ceux des degrés suivants du cursus. Pour
qu'on prenne au sérieux les enseignantes de l'école première, cependant, il ne
suffit pas qu'elles soient compétentes. Il faut qu'elles s'expriment et se débarrassent
de l'image de gentilles animatrices de jeux et de bricolage, qu'elles se
présentent en expertes des processus de développement, de socialisation,
d'affirmation identitaire, de construction d'un rapport positif et ouvert au
savoir.
Pour cela, il faut passer par la formalisation, la
conceptualisation, l'écrit, la recherche. Sortir du concret, des activités, du
matériel pour y revenir après un détour par les processus sous-jacents.
L'approche par compétences offre une occasion de faire valoir les acquis de
l'école première ! C'est ainsi qu'adviendra peut-être, pas la base, à
large échelle, " une école où les enfants veulent ce qu'ils font "
(Perregaux, Rieben et Magnin,1996) tout en construisant des compétences et des
savoirs essentiels !
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