la guerre et son impact aux
sociétés
La guerre fait partie de ces phénomènes qui accompagnent l’humanité depuis
ses origines. Elle a fait et défait les empires ; enrichi et ruiné les royaumes ; inspiré la
structuration et la destruction des normes juridique, morales, religieuses ; et contribué au développement des arts et des techniques, quelquefois
pour le meilleur mais trop souvent pour le pire.
Il est sans doute impossible de prouver
que la nature humaine est intrinsèquement belliqueuse, mais il est difficile de
nier que la guerre constitue un fait majeur dans l’histoire des sociétés. Aucun
domaine de l’action humaine ne lui semble étranger. Elle peut ainsi être
considérée comme un « fait social total ». L’expression a été forgée par Marcel Mauss pour définir certains
phénomènes sociaux, comme le don ou le suicide, « où s’expriment à la fois et d’un coup toutes les institutions ». Pour le sociologue français, il est en effet possible, à partir d’une
étude sur le don, de fonder une théorie générale des sociétés. Avant lui, Émile
Durkheim avait adopté une démarche équivalente dans son analyse du suicide.
Un fait social total
Aucun sociologue contemporain ne s’est risqué jusqu’à présent à une étude
des sociétés humaines en prenant la guerre comme point focal. Pourtant, si la
guerre peut être précisément définie comme une forme organisée de la violence
armée opposant deux communautés, elle touche plus largement à tous les domaines
de l’action humaine, de la politique au droit, en passant par l’économie, la
culture et l’art. C’est en ce sens qu’elle répond à la définition donnée par
M. Mauss du « fait social total ». Souvent perçue comme un phénomène purement militaire aux codes
difficiles à déchiffrer, la guerre est aussi, plus largement, un fait social et
anthropologique qui engage l’idée même que l’on se fait du lien social et plus
largement de l’aventure humaine.
Cela explique que les conflits armés soient toujours interprétés de manière
ambivalente par les témoins, les observateurs, les chercheurs : d’un côté, c’est une défaite de l’organisation humaine, une forme de
régression et d’abaissement de l’humanité ; de l’autre, une
épreuve de vérité dans laquelle l’humanité se révèle à soi-même, sans apprêt,
dans toute sa nudité. La guerre peut être le théâtre des pires crimes comme des
manifestations les plus éclatantes de l’intelligence et de la grandeur
humaines. En témoigne l’épreuve de la Shoah, pendant la Seconde Guerre mondiale : certains hommes y ont dévoilé les penchants les plus noirs de l’humanité
en se faisant les bourreaux des juifs, tandis que d’autres se sont employés à
sauver ces derniers, au risque de leur propre vie.
Les dimensions de la guerre
La guerre doit être donc envisagée au regard de ses multiples dimensions.
➥Dimension militaire
d’abord. La guerre est un monde à part, qui engage des soldats, tantôt
professionnels, tantôt « citoyens en uniforme », pour reprendre une expression chère à Raymond Aron. C’est aussi un temps
à part, qui se distingue du temps diplomatique par des actes, de la déclaration
à l’armistice, qui scandent son déroulement.
➥Dimension politique
également. La guerre n’est pas à elle-même sa
propre fin. C’est un moyen militaire mobilisé à des fins qui relèvent de
l’action politique : prises ou protection d’un territoire,
imposition d’une idéologie… En ce sens, elle est, selon la formule de Karl von
Clausewitz, la « continuation de la
politique par d’autres moyens ».
➥Dimension économique
ensuite ; sur le plan économique, la guerre peut
représenter l’une des conséquences de la crise ; mais il existe aussi
une économie de guerre qui peut doper, plus ou moins artificiellement, la
croissance. De même, la puissance économique d’un État est souvent liée à sa
puissance militaire, comme ce fut le cas pour la Rome antique, l’Angleterre et
les États-Unis.
➥La dimension
culturelle ne doit pas être négligée. La guerre a fait l’objet de multiples
représentations picturales, plastiques ou cinématographiques, du Guernica de
Picasso àApocalypse Now de Francis Ford Coppola en passant par les bustes de stratèges romains.
Mais la guerre a aussi influé sur les pratiques sociales et culturelles, à tel
point que certains historiens, à l’image de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette
Becker dans 14-18. Retrouver la guerre (Gallimard, 2003), ont
forgé l’expression de « culture de guerre » pour penser l’interaction entre la guerre et la société française au
moment de la « Grande Guerre ». de 14-18.
➥Dimension juridique
enfin. La guerre a fortement contribué à
l’invention d’un droit spécifique, le droit international, qu’on oppose
traditionnellement au droit s’appliquant à l’ordre interne des États. Le
phénomène guerrier suscite aujourd’hui beaucoup de réflexions juridiques sur la
frontière entre le militaire et l’humanitaire, la violence et l’assistance.
La guerre est par conséquent un excellent prisme à travers lequel on peut
saisir l’évolution des sociétés, comprendre les permanences et les ruptures,
les brisures et les aspirations. Telle est la position que nous avons adoptée
dans ce numéro spécial. Les contributions qui le composent forment un ensemble
qui entend aller au-delà de la stricte histoire militaire pour construire une
histoire de la guerre qui englobe le monde humain dans son ensemble et dans
toute sa diversité. Une histoire globale en somme, qui propose un regard
panoramique à défaut d’être exhaustif.
Un regard panoramique
Quatre parties scandent ce numéro, marquant des étapes cruciales dans
l’orchestration de la violence armée.
➥ « Aux sources de la
guerre », de la Préhistoire à l’an mil, s’interroge sur les premières
manifestations de la conflictualité dans l’humanité. Il est montré que la
guerre structure très profondément la vie des sociétés traditionnelles, mais
aussi qu’elle constitue le principal facteur de changement politique et social.
➥ La deuxième partie,
les « États combattants », examine le lien entre la guerre et la construction des États. L’armée,
ainsi, est apparue comme une organisation qui contribue à la structuration des
institutions étatiques modernes ; en retour l’État
moderne s’est appuyé sur l’armée pour imposer sa souveraineté, après l’époque
féodale marquée par le problème théologico-politique. Plus l’État dominait le
champ militaire, moins l’Église avait de prise sur les âmes.
➥ La troisième partie,
« Vers l’apocalypse ? », se focalise sur la période allant de la guerre de Sécession à la guerre
froide, marquée par deux déflagrations d’ampleur mondiale. Dans les guerres
totales, c’est la société tout entière qui est saisie et pour ainsi dire
capturée par l’ordre militaire.
➥ Enfin, dans « Le temps des conflits
asymétriques », nous nous interrogeons sur les transformations contemporaines de la guerre.
Les conflits interétatiques tendent à s’effacer au profit de nouvelles formes
d’affrontement qui mettent en scène d’autres acteurs : du terroriste à l’insurgé, du franc-tireur au partisan. Ces
transformations révèlent des mutations sociétales de grande ampleur : l’État se voit attaqué dans sa souveraineté et sa légitimité, ce qui
touche par domino l’institution militaire ; en retour, les
acteurs transnationaux (groupes combattants, ONG, multinationales) entendent
s’imposer dans une scène mondiale reconfigurée.
Est-ce le signe d’une fin de la guerre ou d’une mutation de celle-ci ? Peut-on espérer une paix durable grâce à une gouvernance mondialisée qui
tempère la puissance belliqueuse des États ? Nul ne le sait
aujourd’hui. Ce qui est certain en revanche, c’est que la guerre, hier comme
aujourd’hui, est le révélateur tristement spectaculaire du travail souterrain
des sociétés, qui se joue sur la longue durée.
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