INÉGALITÉS :
CAUSES, TENDANCES ET SOLUTIONS
L’aggravation des inégalités que
nous connaissons aujourd’hui est-elle inédite dans l’histoire du monde ?
Si la question de l’aggravation
des inégalités économiques est d’une actualité brûlante (on ne compte plus les
rapports et études qui font état de cette concentration des richesses dans les
mains de quelques-uns), c’est effectivement parce que celles-ci ont bondi en
trente ans pour atteindre un niveau record dans la plupart des pays du Nord
comme dans ceux du Sud (OCDE, 2015 ; Oxfam, 2015). D’une part, lorsqu’on
s’intéresse à l’évolution des inégalités entre individus à l’échelle du monde,
on observe un accroissement des inégalités globales à partir de 1980 et une
stabilisation de celles-ci à un niveau historiquement élevé (Milanovic, 2012).
D’autre part, si on observe une stabilisation des inégalités entre pays du Nord
et pays du Sud depuis le début des années 1980, et une tendance à la réduction
depuis les années 2000 (ibidem), celle-ci est loin d’être uniforme, mais
principalement due à la croissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et
Afrique du Sud), qui totalisent plus de 41 % de la population du globe. De
plus, au sein de ces pays, la forte croissance n’a pas bénéficié à tous de la
même manière. Le cas de l’Inde est particulièrement illustratif de cette
contradiction : si l’Inde est l’un des pays où le taux de croissance est
le plus élevé au monde, il est aussi celui où le nombre de pauvres est le plus
grand, quel que soit l’indicateur retenu (Jaffrelot, 2012). Malgré un taux de
croissance qui avoisine les 5 % depuis 2004, l’Afrique subsaharienne reste
quant à elle la seule région où le nombre de personnes extrêmement pauvres a
augmenté durant les trente dernières années (Giraud, 2012).
Cette aggravation des inégalités
prend la forme d’un paradoxe inacceptable à l’heure où l’humanité n’a jamais
produit autant de richesses. Ainsi l’exprime parfaitement l’économiste français
Jean-Marie Harribey (2013) : « Le monde n’a jamais été aussi riche de
marchandises, mais chacune d’elles vaut de moins en moins. Le monde n’a jamais
autant disposé de richesses produites, mais s’approche du moment où beaucoup de
richesses naturelles seront épuisées ou dégradées. Le monde, enfin, compte de
plus en plus de riches et aussi de plus en plus de pauvres, du moins
relativement puisque les inégalités s’accroissent. Comme si la richesse
accumulée par certains et concentrée en leurs mains trouvait son origine dans
la dévalorisation des autres. »
Les inégalités sont-elles intrinsèquement
liées au capitalisme néolibéral ? Qui sont les gagnants et les perdants de
la globalisation économique ?
Les inégalités de richesses et
leur accroissement ne sont nullement une conséquence imprévue ou imprévisible
de ce modèle dominant. En effet, la doctrine néolibérale légitime, au moyen de
divers arguments, un processus de distribution des richesses à la faveur de
quelques-uns, encouragé principalement par la dérégulation, la
financiarisation, la privatisation, le retrait de l’État des domaines
traditionnels de la protection sociale et le détricotage des systèmes de
redistribution fiscale.
De plus, le capitalisme n’a pas « toujours existé », contrairement à l’idée profondément ancrée dans l’imaginaire économiciste. L’avènement, après des siècles de préparation, de ce mode de production lors de la révolution commerciale issue des grandes découvertes des 15e et 16e siècles, son accomplissement par la révolution industrielle (1765-1845) et son développement jusqu’à sa forme actuelle ont nécessité la réunion de trois conditions matérielles majeures : une séparation des producteurs de leurs moyens de production, la constitution d’une classe sociale qui détient la propriété des moyens de production et la transformation de la force de travail en marchandise – qu’une classe distincte n’a d’autre choix que de vendre pour subsister. Au cours de son développement, on assiste à une croissance de plus en plus forte des inégalités de richesses, entrecoupée, tantôt d’une stabilisation à un niveau extrêmement élevé, tantôt d’une forte réduction de celles-ci entre 1914 et 1945 dans les pays riches, suite aux « guerres mondiales et [aux] violents chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés » (Piketty, 20013). En effet, comme le rappelle Michel Beaud (2010), « toute la phase d’industrialisation capitaliste se fait à travers des mouvements cycliques d’une certaine régularité : périodes de prospérité et d’euphorie freinées par une récession ou brisées par une crise ». Ces périodes de prospérité ne profitent cependant pas aux pays du Sud, victimes tour à tour de l’exploitation coloniale et de décennies d’échange inégal avec les pays du Nord et ce, trop souvent avec la complicité des gouvernements nationaux. À la fin des années 1970, le néolibéralisme entre donc en scène avec pour ambition de libérer le capital des entraves imposées par le libéralisme intégré et, ainsi, de restaurer le pouvoir de l’élite économique, ou de la classe dominante. Ce qui conduisit, par la même occasion, à la remontée des inégalités sociales au sein des États néolibéraux (Piketty, 2013), ainsi qu’à leur aggravation entre le Nord et le Sud.
In fine, Branko Milanovic s’est posé la question suivante : durant les vingt années qui séparent la chute du mur de Berlin et la crise financière de 2008, quels ont été les gagnants et les perdants à l’échelle globale d’une mondialisation, avant tout commerciale et financière, en pleine accélération ? En une courbe, cet ancien économiste en chef de la Banque mondiale montre sans fard que ce sont les très riches et la classe moyenne des pays émergents (un tiers de la population mondiale) qui ont le plus bénéficié de l’accroissement mondial des richesses pendant cette période. En revanche, les grands perdants de la mondialisation sont les 5 % les plus pauvres, qui ont vu leurs revenus stagner, ainsi que la classe moyenne des pays industrialisés, dont les revenus ont légèrement baissé.
De plus, le capitalisme n’a pas « toujours existé », contrairement à l’idée profondément ancrée dans l’imaginaire économiciste. L’avènement, après des siècles de préparation, de ce mode de production lors de la révolution commerciale issue des grandes découvertes des 15e et 16e siècles, son accomplissement par la révolution industrielle (1765-1845) et son développement jusqu’à sa forme actuelle ont nécessité la réunion de trois conditions matérielles majeures : une séparation des producteurs de leurs moyens de production, la constitution d’une classe sociale qui détient la propriété des moyens de production et la transformation de la force de travail en marchandise – qu’une classe distincte n’a d’autre choix que de vendre pour subsister. Au cours de son développement, on assiste à une croissance de plus en plus forte des inégalités de richesses, entrecoupée, tantôt d’une stabilisation à un niveau extrêmement élevé, tantôt d’une forte réduction de celles-ci entre 1914 et 1945 dans les pays riches, suite aux « guerres mondiales et [aux] violents chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés » (Piketty, 20013). En effet, comme le rappelle Michel Beaud (2010), « toute la phase d’industrialisation capitaliste se fait à travers des mouvements cycliques d’une certaine régularité : périodes de prospérité et d’euphorie freinées par une récession ou brisées par une crise ». Ces périodes de prospérité ne profitent cependant pas aux pays du Sud, victimes tour à tour de l’exploitation coloniale et de décennies d’échange inégal avec les pays du Nord et ce, trop souvent avec la complicité des gouvernements nationaux. À la fin des années 1970, le néolibéralisme entre donc en scène avec pour ambition de libérer le capital des entraves imposées par le libéralisme intégré et, ainsi, de restaurer le pouvoir de l’élite économique, ou de la classe dominante. Ce qui conduisit, par la même occasion, à la remontée des inégalités sociales au sein des États néolibéraux (Piketty, 2013), ainsi qu’à leur aggravation entre le Nord et le Sud.
In fine, Branko Milanovic s’est posé la question suivante : durant les vingt années qui séparent la chute du mur de Berlin et la crise financière de 2008, quels ont été les gagnants et les perdants à l’échelle globale d’une mondialisation, avant tout commerciale et financière, en pleine accélération ? En une courbe, cet ancien économiste en chef de la Banque mondiale montre sans fard que ce sont les très riches et la classe moyenne des pays émergents (un tiers de la population mondiale) qui ont le plus bénéficié de l’accroissement mondial des richesses pendant cette période. En revanche, les grands perdants de la mondialisation sont les 5 % les plus pauvres, qui ont vu leurs revenus stagner, ainsi que la classe moyenne des pays industrialisés, dont les revenus ont légèrement baissé.
Est dénoncée dans l’ouvrage la
théorie du ruissellement – consistant à dire que la richesse des riches
permettrait aux pauvres d’être moins pauvres – qui aurait justifié les
inégalités jusqu’ici. En quoi est-elle erronée ?
D’une part, conjuguée à d’autres
arguments majeurs de légitimation (la revendication de la liberté, l’égalité
des chances…), cette théorie du ruissellement, revenue en force après les
« trente glorieuses » pour justifier les inégalités galopantes et
permettre l’augmentation de la régressivité fiscale, ne résiste pas aux faits
et aux chiffres. Mais comme l’observe John Quiggin (2012), il s’agit peut-être
de « l’idée zombie ultime, capable de remonter à la surface, peu importe
combien de fois elle est tuée par l’expérience, et toujours au service des
riches et puissants sorciers de la finance. En effet, aussi longtemps qu’il y
aura des riches et des pauvres, ou des gens puissants et d’autres impuissants,
il y aura des avocats pour expliquer qu’il est préférable pour tout le monde
que les choses restent ainsi ».
D’autre part, comme Adam Smith le soulignait déjà à l’époque où le libéralisme prit son essor, différentes études viennent appuyer ce qui relève selon nous du bon sens, soit le fait qu’« aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres est pauvre et misérable » (Smith, 1776). Ainsi, les épidémiologistes britanniques Richard et Kate Pickett (2013) ont confirmé les limites de la croissance économique sur l’augmentation des niveaux du bien-être et du bonheur dans les pays riches : au-dessus d’un certain seuil, l’enrichissement n’améliore plus la qualité de la vie sociale. Par ailleurs, plusieurs études réalisées par les économistes du FMI démentent la théorie du ruissellement, que cette institution promeut elle-même depuis les années 1980 : « Si la part des revenus des 20 % les plus riches augmente, la croissance du PIB diminue effectivement à moyen terme, ce qui suggère que les bénéfices ne ruissellent pas vers le bas. En revanche, une augmentation de la part des revenus des 20 % les plus pauvres est associée à une croissance du PIB plus élevée » (Dabla-Norris et al., 2015). Précisons cependant que les remises en question opérées par le FMI quant à ses théories économiques restent largement sans effet et profondément cantonnées dans une optique de croissance.
D’autre part, comme Adam Smith le soulignait déjà à l’époque où le libéralisme prit son essor, différentes études viennent appuyer ce qui relève selon nous du bon sens, soit le fait qu’« aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres est pauvre et misérable » (Smith, 1776). Ainsi, les épidémiologistes britanniques Richard et Kate Pickett (2013) ont confirmé les limites de la croissance économique sur l’augmentation des niveaux du bien-être et du bonheur dans les pays riches : au-dessus d’un certain seuil, l’enrichissement n’améliore plus la qualité de la vie sociale. Par ailleurs, plusieurs études réalisées par les économistes du FMI démentent la théorie du ruissellement, que cette institution promeut elle-même depuis les années 1980 : « Si la part des revenus des 20 % les plus riches augmente, la croissance du PIB diminue effectivement à moyen terme, ce qui suggère que les bénéfices ne ruissellent pas vers le bas. En revanche, une augmentation de la part des revenus des 20 % les plus pauvres est associée à une croissance du PIB plus élevée » (Dabla-Norris et al., 2015). Précisons cependant que les remises en question opérées par le FMI quant à ses théories économiques restent largement sans effet et profondément cantonnées dans une optique de croissance.
Quelles sont les pistes politiques qui existent pour renverser la croissance des inégalités ?
S’il « n’existe aucun
processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances
déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement » (Piketty,
2013), les inégalités extrêmes vécues aujourd’hui ne sont pas une fatalité.
Elles résultent de choix politiques et sont un des plus grands échecs de la
société capitaliste. L’ampleur des inégalités économiques et sociales nécessite
donc de s’attaquer aux fondements mêmes du système qui les produit. Ce qui, pour
l’essentiel, n’a jamais été le cas durant les dernières décennies, marquées par
la recherche d’une croissance infinie.
Cependant, de nombreuses mesures, complémentaires, permettent de réguler les excès du néolibéralisme en faveur d’une répartition juste des richesses et du pouvoir entre les pays et au sein de ceux-ci : augmenter l’aide publique au développement, développer un commerce plus juste, réformer les institutions financières internationales, taxer la spéculation financière, agir sur les inégalités entre hommes et femmes, annuler les dettes publiques illégitimes, etc. En matière de justice fiscale, les organisations de la société civile présentes au dernier Forum social mondial ont exigé des gouvernements la mise en place d’un organe fiscal intergouvernemental sous les auspices des Nations unies, d’une transparence fiscale concernant les entreprises multinationales, de politiques fiscales progressives pour faire face à l’inégalité au sein des pays et de règles fiscales internationales équitables pour renforcer la redevabilité et la responsabilité des multinationales. [1]
Cependant, de nombreuses mesures, complémentaires, permettent de réguler les excès du néolibéralisme en faveur d’une répartition juste des richesses et du pouvoir entre les pays et au sein de ceux-ci : augmenter l’aide publique au développement, développer un commerce plus juste, réformer les institutions financières internationales, taxer la spéculation financière, agir sur les inégalités entre hommes et femmes, annuler les dettes publiques illégitimes, etc. En matière de justice fiscale, les organisations de la société civile présentes au dernier Forum social mondial ont exigé des gouvernements la mise en place d’un organe fiscal intergouvernemental sous les auspices des Nations unies, d’une transparence fiscale concernant les entreprises multinationales, de politiques fiscales progressives pour faire face à l’inégalité au sein des pays et de règles fiscales internationales équitables pour renforcer la redevabilité et la responsabilité des multinationales. [1]
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